La Princesse Isabeau

CHAPITRE 1 – Le lion de pierre

Le voyageur qui traverse la partie orientale de la Morée* et se dirige vers le golfe qui la borde au sud, une fois franchis les vallons et les gorges sombres de Némée, voit aussitôt s’ouvrir devant lui une large plaine fertile, baignée de lumière. Sous l’immense voûte du ciel, que seul le thym jusque-là embaumait de ses effluves, s’étend alors une végétation florissante. C’est une région riante dont la terre féconde, comme un corps généreux, semble occupée tout au long de l’année par une secrète et incessante gestation.
Cette terre bénie, c’est la plaine d’Argolide.
Sous les hauts peupliers aux feuilles frémissantes, le voyageur qui va vers le sud sent bientôt que l’air, autour de lui, s’est fait plus léger. Une fraîcheur diffuse, un souffle neuf et pur emplissent les poumons. Sur la droite, tandis que la plaine continue tranquillement à se déployer, une ligne lumineuse, imperceptible jusqu’alors, commence tout à coup à s’élargir, à s’animer, à scintiller, à se colorer. C’est la mer. Quelques étangs, cachés au loin derrière une herse de joncs, exhalent, le soir, de douces odeurs. La surface étincelante de la mer reflète et multiplie la lumière du ciel. Mais, à l’arrière-plan de ce paysage, une langue rocheuse ferme la plaine, s’éloigne har­diment du rivage, plonge dans la mer et cache l’horizon avec une austère et inflexible brutalité. Elle fait penser à un énorme lion de pierre couché sur le ventre, la tête farouchement dressée, qui avance l’une de ses pattes pour repousser avec ténacité les flots bleus qui l’assaillent.
Sur ce promontoire qui barre de sa masse grise l’horizon cristallin se niche une très ancienne cité. Puissante autrefois, aujourd’hui oubliée, elle a toujours gardé le même nom⁠ ⁠: Nauplie*. Ses remparts dressent encore leurs fiers créneaux, figés depuis des siècles dans une attitude d’attente inquiète. Cette tête de lion aux sourcils ombrageux s’est un peu assoupie, mais il suffit de bien la regarder pour sentir que, dans son demi-sommeil, elle n’a rien oublié. Toujours droite, elle écoute et hume sans cesse le vent de la mer⁠ ⁠; elle veille.
C’est sur cette belle et courageuse cité que le jeune cavalier portait son regard, en songeant aux contes que lui disait sa vieille nourrice, alors qu’il traversait lentement la plaine d’Argolide un soir de l’automne 1292. À droite, le soleil se couchait sur les monts d’Arcadie, comme une boule de feu lancée dans la pourpre effilochée des nuages. Une ombre humide commençait à s’étendre sous les hauts peupliers qui bordaient la route, tandis que, sur le sol encore mouillé par la pluie du matin, les pas lents du cheval faisaient entendre un bruit étouffé.
Les soirs d’automne sont très courts. Bien qu’il avançât péni­blement sur ce sol détrempé, le cavalier dirigea son cheval sur la droite, pour s’approcher du rivage et abréger le chemin qui le séparait encore de la ville. C’était un jeune homme de vingt-et-un, vingt-deux ans. Il avait ce cou droit et fier qui signale les hommes vaniteux, et ses épais cheveux châtains descendaient en ondulant de sa tête nue sur sa nuque blanche. Sa tenue semblait désuète, presque choquante en ce siècle de civilisation développée. Il avait le torse pris jusqu’à la taille dans un pauvre gilet à franges de feutre jaune. Sa chemise d’un rouge vif, d’une coupe moderne, à la française, ornée d’une crépine sur les épaules, laissait pendre de larges manches serrées au poignet, tandis qu’une courte fustanelle lui couvrait les cuisses de ses plis. Ses genoux étaient nus, à la manière byzantine, et il n’était pas chaussé de bottes à la poulaine, comme les Français, mais de souliers ajustés sur le pied, à bout rond, attachés par des lanières de cuir croisées sur le mollet. Il ne portait pas de manteau. Mais une longue épée à la lame large et au pommeau en croix pendait à son baudrier et battait lourdement le flanc puissant du cheval blanc.
Cet étrange cavalier, dont la mise évoquait les siècles précédents et annonçait les temps à venir, avançait la main droite serrée sur les rênes et la gauche fièrement appuyée sur sa hanche, tout en éperonnant sans arrêt sa monture. C’était un superbe étalon à l’œil rond pétillant, à la crinière frisée, à l’encolure bien droite. Il progressait difficilement, avec une répugnance hautaine, secouant nerveusement ses sabots qui s’embourbaient. Son cavalier l’aurait sans doute ramené sur la route qu’il venait de quitter, s’il n’y avait eu dans son caractère une obstination qui le faisait s’entêter dans chacune de ses décisions. Au lieu de cela, d’un coup sec, il tira de nouveau les rênes en arrière et frappa des deux éperons les flancs de l’animal.
—⁠ ⁠Ces maudits Français ont des éperons en or, et les miens ne sont même pas en fer, dit-il à voix haute, en serrant les dents et en fronçant les sourcils.
De fait, il ne paraissait pas riche. Ses vêtements, qui n’étaient ni tout à fait ceux d’un soldat ni ceux d’un paisible bourgeois, avaient quelque chose d’usé, de misérable et de provocant à la fois. On voyait qu’il cherchait à paraître, mais d’une manière forcée. Il semblait cependant lié par une profonde connivence à sa fière et vive monture. Bien que les obstacles du chemin fissent de leur voyage une série de contrariétés, de disputes et d’oppositions, ils s’entendaient
à la perfection, aussi ardents, aussi fringants, aussi rétifs l’un que l’autre. La main du jeune homme, dans les moments de distraction, venait souvent caresser tendrement l’encolure de l’animal.
—⁠ ⁠Du nerf, Astritis… Presse le pas. Il faut que nous arrivions avant qu’on ferme la Porte du Continent.
La noble bête comprit aussitôt, tendit tous les muscles de ses membres, secoua la tête en arrière, et se mit à trotter à un bon rythme, malgré la boue qui lui éclaboussait le ventre. Mais soudain, en passant près de joncs épais, aussi hauts que des roseaux, elle s’ébroua sèchement et fit un écart sur la gauche, détournant la tête avec une sorte de dégoût apeuré. Elle s’arrêta et resta clouée sur place, l’œil farouche.
—⁠ ⁠Il doit y avoir des poules d’eau nichées dans les étangs, se dit le cavalier dans un murmure.
Comme il fronçait les sourcils et se penchait pour scruter du regard les longues tiges pointues, il aperçut, par-derrière, une chose blanche qui remuait à mi-hauteur. Il attendit un moment pour laisser aux oiseaux le temps de s’envoler et poursuivre ensuite sa route sans être ennuyé. Mais la forme blanche, finalement assez grosse, bien qu’indistincte, s’inclina encore davantage, et demeura elle aussi immobile, comme en attente.
—⁠ ⁠Eh toi, là derrière⁠ ⁠! s’écria le cavalier, soupçonnant subitement que ce pouvait être un homme qui se cachait.
Il n’eut pas de réponse.
Il fit faire demi-tour à son cheval et, le rassurant de la main, le fit entrer dans les joncs. Il patienta encore un instant, parcourut l’endroit du regard. Puis il tira son épée, mit pied à terre et, d’un mouvement rageur, faucha les tiges raides autour de lui.
Les joncs coupés fouettèrent l’air, découvrant le visage d’un homme qui rampait.
—⁠ ⁠Du calme, du calme, messire Sgouros⁠ ⁠! dit une voix tremblante. Je souhaite le bonsoir à sa seigneurie.
L’homme qui sortait ainsi du marécage en se traînant sur le ventre était un vieillard. Son crâne allongé était coiffé d’un bonnet de laine couleur d’aubergine, haut et pointu, qui recouvrait une capuche jaune, ajustée à la tête et attachée à son cou décharné. Son visage saillait, maigre et anguleux, luisant comme si on l’avait enduit de graisse. Comme il souriait, il découvrait une bouche édentée qu’entouraient quelques rares poils frisottants. Ses petits yeux verts, serrés à la base du nez, avaient un éclat à la fois vif et dur.
—⁠ ⁠Alors, on est toujours aussi soupe au lait, dit le vieillard de sa voix nasillarde, qui semblait sortir de ses narines comme le son d’une trompette enrouée. Et on porte une épée, à ce que je vois⁠ ⁠! Félicitations… C’est bien le moins quand on appartient à la noblesse… Mais, sache-le, je n’ai rien d’un espion⁠ ⁠; aucun Français n’apprendra de ma bouche que j’ai vu un Grec en armes.
Il laissa échapper un gloussement, qu’il accompagna d’une grimace moqueuse.
Le cavalier était surpris et indécis. Il laissa lentement descendre sa main qui serrait l’épée, ouvrit la bouche comme s’il allait dire quelque chose, mais aussitôt se ravisa et manifesta une perplexité dépitée en fronçant les sourcils.
—⁠ ⁠C’était donc toi, messire Cafouris⁠ ⁠? finit-il par chuchoter. Je ne m’attendais pas à te trouver par ici.
—⁠ ⁠Je pêche depuis midi. J’ai mes petites manies, comme tous les vieillards.
Tout en parlant, il se redressa en s’appuyant sur un coude. Il portait une longue tunique verte qui lui descendait jusqu’aux chevilles, avec de somptueuses broderies sur la poitrine, les épaules et les manches. C’était pitié de voir une étoffe si épaisse et si riche maculée de boue jusqu’aux genoux.
—⁠ ⁠Tu pêchais dans la vase⁠ ⁠? fit le cavalier, agacé de le voir se moquer de lui.
—⁠ ⁠Santa Madonna, j’étais plus loin⁠ ⁠! répondit le vieillard en feignant l’indignation. En eau profonde. Je suis venu sur ma barque. Vois, elle est là-bas, à l’ancre. Mais j’ai voulu me reposer un peu.
Il parlait avec un accent étranger, d’une voix chantante. On devinait sans peine qu’il était Génois. Il tenait un commerce à Nauplie, au pied du rocher, derrière le rempart de la mer, un obscur caveau où s’entassaient des cruches d’huile, des tonneaux de vin, des jarres d’eau de rose. Il importait et exportait des marchandises. Mais on disait que, dans sa maison, sur les hauteurs de la cité, dans le quartier grec, il avait une citerne souterraine où il cachait des jarres remplies de manuélats, d’hyperpères et de tournois, tout un trésor, tous les capitaux de la banque Gaffore, connue de tous dans le Levant.
Ce n’était pourtant pas le respect pour l’or qui poussait le jeune cavalier à réprimer sa colère. Il songeait seulement que le Génois avait une fille nommée Bianca, qui, les nuits sans lune, avait l’habitude d’ouvrir discrètement la petite porte du jardin et d’accueillir dans ses bras et dans son lit celui-là même qui était en train de parler avec son père.
Le jeune homme leva les yeux, vit le ciel se couvrir de nuages couleur de boue, le soir approcher, et dit au vieillard, le cœur battant⁠ ⁠:
—⁠ ⁠Tu ne rentreras donc pas ce soir chez toi, messire Matteo⁠ ⁠?
—⁠ ⁠Mais si, mais si⁠ ⁠! Tu auras à peine dépassé ces roseaux sur ton cheval que j’aurai déjà pris le large et que tu me verras filer tout droit vers le port.
—⁠ ⁠Mais tu n’auras jamais le temps, lui fit remarquer le jeune homme, avec un reste d’espoir. Quand tu arriveras, les portes de fer seront fermées.
—⁠ ⁠Allons, allons… Je te traverse ça en un tour de main.
La vérité était que Matteo Cafouris — Gaffore, dans la langue de son pays — passait plus souvent qu’à son tour la nuit hors de la ville. Il possédait une plantation d’oliviers et une petite ferme tout près ,de là, mais ses débiteurs, qui le détestaient et qui ne laissaient pas passer une occasion de dire du mal de lui, rappelaient à voix basse que l’honorable banquier de Nauplie était le frère du célèbre corsaire Andréa Gaffore, et son associé.
—⁠ ⁠Si je comprends bien, tu devais être une fois de plus sur tes terres, messire Siouros, dit le Génois avec un sourire qui lui fit plisser les yeux.
Le cavalier se mordit les lèvres, signe qu’il était vexé. Il se redressa dignement, serra entre ses genoux sa selle râpée et fit remarquer d’un air hautain⁠ ⁠:
—⁠ ⁠D’abord, je ne m’appelle pas Siouros, mais Sgouros. Ensuite, tu sais très bien, messire Matteo, que ton ami le notaire ne veut pas reconnaître mes droits sur ces terres.
Le Génois sourit en caressant sa barbe de ses doigts noueux et osseux, comme s’il était plongé dans une profonde réflexion.
—⁠ ⁠Ton nom, tes terres, tout se tient, finit-il par répondre en détournant le regard. Pour ma part, Dieu m’est témoin, je crois de toutes mes forces que tu es un Sgouros, un vrai, disons un Sgouros de l’ancienne lignée des Sgouros. Mais le notaire, vois-tu, a ses raisons. Le malheureux a beau faire preuve de la meilleure volonté, il ne peut que constater que les papiers que tu lui as montrés avant-hier ne sont pas en règle. Il y a là-dedans quelque chose qui n’est pas clair, probablement du côté de ta mère.
Même si les propos du vieillard ne manquaient jamais de sous-entendus et de piques, ce dernier affront fit bondir le jeune cavalier. Toute la ville connaissait sa sensibilité particulière sur le sujet controversé de sa naissance.
—⁠ ⁠Alors je suis un bâtard, hein⁠ ⁠? dit-il en serrant les dents nerveusement, des éclairs dans le regard. Très bien, très bien, comme tu voudras, messire Cafouris⁠ ⁠! Puisque je ne suis pas en mesure de faire entendre raison au notaire en alignant des pièces d’or, comme certains le font… Mais j’espère bien leur montrer un jour qui je suis, à lui et aux autres.
Sur cette vague menace, Sgouros fit tourner son cheval en direction de la route, quitta le Génois sans le saluer et partit dans un galop effréné vers Nauplie.
Ce qui l’avait le plus fâché, c’était, comme souvent, la vérité.
Une pauvre femme sans enfants, qui avait été ensuite sa nourrice, l’avait recueilli dans une maison frappée par la mort. Il n’avait jamais connu son père. Il avait grandi dans une masure, là-haut, sur le flanc désertique de l’Acronauplie*, que le vent aigre de la mer bat inlas­sablement. Sa mère, quand elle avait rendu l’âme, lui avait laissé une ultime recommandation⁠ ⁠: il devait s’appeler Sgouros, et sa famille, aujourd’hui décimée, avait jadis compté parmi les plus grandes et les plus puissantes du pays. Mais personne ne savait exactement quels liens de parenté le rattachaient à ces nobles ancêtres supposés.
On lui avait donné Nikiphoros comme nom de baptême. Ce­pendant, quand, venu à l’âge adulte, il avait voulu imposer son nom de Sgouros, il n’avait rencontré que des sarcasmes⁠ ⁠: «⁠ ⁠Sgouros⁠ ⁠? À quel Sgouros fais-tu allusion⁠ ⁠? Il y a bien longtemps que la li­gnée des Sgouros s’est éteinte. Léon Sgouros, seigneur de Nauplie et d’Argos avant la conquête franque, n’a laissé aucun descendant.⁠ ⁠» On disait qu’il restait bien une lointaine lignée, dont du reste on n’était pas très sûr de l’authenticité⁠ ⁠: cette descendance abâtardie portait le nom albanais de Boua-Spata.
Nikiphoros n’avait pas perdu espoir. Bien au contraire, à l’indifférence de ses compatriotes il répondait par sa résolution, par une arrogance précoce et ombrageuse qui n’aurait peut-être pas été si tenace s’il n’avait été obligé de réagir. Sur sa chemise, il avait fait broder saint Théodore, emblème et patron de ses grands ancêtres, et il avait farouchement coupé les ponts avec ses anciens amis, avec ses premiers compagnons de jeu. Enfin, il avait acheté avec les économies de sa nourrice un fier et bel étalon, bien fort rare en Morée, où les Français considéraient comme une chasse gardée les quelques chevaux que produisait le pays.
Les terres que Nikiphoros revendiquait étaient situées sur le rivage qui faisait face à Nauplie. Il s’agissait d’un héritage incon­testable, légué par sa mère, mais usurpé depuis des années. Avec la nouvelle situation, fort embrouillée, qu’avait créée dans le pays la domination étrangère, personne ne voulait prendre la responsabilité de lui dire à quelle autorité il devait s’adresser pour réclamer son bien. Toute la Morée dépendait de la principauté des Villehardouin, mais feu messire Guillaume avait offert Nauplie au duc d’Athènes, le seigneur Guy de La Roche.
Désespérant d’obtenir son bien des notaires et des gouverneurs, Nikiphoros Sgouros s’était tourné vers la pire des solutions. Chaque fois qu’il entrait en fureur, il enfourchait Astritis, se rendait sur «⁠ ⁠ses terres⁠ ⁠», se disputait avec leurs nouveaux propriétaires, les houspillait, les menaçait, en rossait un quelquefois, avant de rentrer, sur le soir, soulagé. Quand les gens de Nauplie le voyaient arriver au galop, ventre à terre, et s’engouffrer sous la porte voûtée du rempart du continent, ils se disaient entre eux, riant sous cape⁠ ⁠: «⁠ ⁠Voilà z qui revient de ses terres⁠ ⁠».
On l’appelait toujours Sgouro. On ne voulait pas le reconnaître comme un Sgouros…
Il en avait été de même ce soir-là. Après avoir failli renverser, dans sa fureur, les deux moines français qui rentraient paisiblement de la campagne en marmonnant l’Angélus, il s’était précipité sous la galerie de la porte de fer, au moment même où les hommes d’armes manœuvraient les lourdes chaînes pour la fermer. La trompette venait de sonner le couvre-feu sur le grand rempart. Les sabots d’Astritis retentirent comme un coup de tonnerre sous l’épaisse voûte. Un vent capricieux qui annonçait la pluie, soufflait par rafales et en tourbillons, et le ciel s’était chargé de nuages d’encre.
Dans les boutiques obscures au plafond bas nichées au pied des énormes remparts, quelques rares lampes s’allumaient. Au milieu des cris apeurés que poussaient les femmes en s’écartant devant le cheval lancé au galop, Sgouros franchit en un clin d’œil la partie basse de la cité et se mit à remonter, toujours à cheval, les ruelles pavées et les marches usées des escaliers de pierre qui conduisaient à la ville haute. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Comme il passait devant la maison de Cafouris, il siffla à plusieurs reprises. Ce n’était guère nécessaire, du reste⁠ ⁠: l’écho des sabots d’Astritis, que les murs renvoyaient de part et d’autre de la rue, faisait un bruit d’enfer. Il entendit grincer un volet, mais l’élan du cheval l’avait déjà entraîné plus loin. Il se retourna et vit, par-dessus son épaule, sortir d’entre les deux volets un bras blanc potelé qui tenait un fichu de soie rouge et qui l’agitait délicatement dans l’air du soir. C’était le signal pour lui dire qu’on l’attendait ce soir-là… Le vent lui envoya sur le front deux gouttes d’une pluie tiède. Il précipita son cheval en avant, franchit en quelques instants la partie la plus haute de la ville et mit pied à terre une fois arrivé sur le versant sud, là où se trouvaient sa maison et l’écurie d’Astritis.
Quand Sgouros quitta l’écurie, il faisait déjà nuit. Au-dessus de la mer, dans d’épaisses ténèbres, des éclairs zébraient le ciel. Il se tint là quelques instants, les poings sur les hanches, les jambes écartées, pour humer le souffle du large chargé de pluie. Il remonta à pas lents jusqu’au sommet de la ville, pour redescendre jusque chez Cafouris, là où il savait que, derrière la porte du jardin, l’attendait le parfum capiteux de Bianca. Mais comme, depuis la hauteur, il jetait un dernier coup d’œil en arrière, il crut voir en bas, sur la mer, dans la lueur de soufre d’un éclair, la silhouette d’un grand bateau noir. Étonné, il attendit un second éclair. Il tonnait, au loin, vers le sud⁠ ⁠; une première et violente bourrasque lui gifla le visage. Quel pouvait être ce navire qu’il n’avait pas aperçu, au moment où il rentrait, dans les feux du couchant, et qui avait subrepticement surgi dans la nuit⁠ ⁠? Il était là à attendre, quand, soudain, dans un fracas métallique, l’orage éclata.
Il se mit alors à dévaler le flanc de la ville. Le diable pouvait bien avoir envoyé ce bateau, il n’en avait que faire. Pourtant, à deux pas de la maison de Cafouris, il s’arrêta de nouveau. Au loin, en face de lui, à peu près à l’endroit où il avait, le soir, rencontré le Génois, il voyait maintenant flamber un grand feu.
Il jeta un regard en arrière, un autre devant lui, se rappela le navire inconnu, revit le grand feu, et se dit, en fronçant les sourcils, que quelque chose d’insolite se tramait dans cette nuit de tempête.