Petites Chroniques Athéniennes

ARNAQUES

Il n’est pas d’engeance plus maudite sur terre, après les usuriers, que les marchands de poissons. Revêches, mal embouchés, ils traitent le client de haut⁠ ⁠; il est plus facile d’aborder un général et d’obtenir une réponse de lui que de ces malotrus. Demandez-leur le prix d’un thon⁠ ⁠: ils commencent par faire la sourde oreille, baissent la tête, tripotent un poulpe. À la deuxième ou troisième tentative, ils daignent marmonner entre leurs dents «⁠ ⁠quat’ oboles⁠ ⁠». En voici un qui ne fronce pas le sourcil⁠ ⁠: méfiance⁠ ⁠! S’il est d’humeur à blaguer, c’est pour mieux vous refiler du poisson pourri. Le bruit court qu’une loi va bientôt obliger les membres de cette corporation à vendre debout⁠ ⁠; tant qu’ils sont assis, bien à l’aise, ils n’ont aucune raison de baisser leurs prix mais, après une matinée à faire le pied de grue, on peut espérer que, pressés de refermer leur étal, ils seront plus enclins à brader la marchandise⁠ ⁠! Pour l’heure, non seulement ils vous vendent un méchant congre à prix d’or mais ils ne reculent devant aucune entourloupe. Pas plus tard qu’hier, un chaland a fait les frais de leur roublardise⁠ ⁠: «⁠ ⁠C’est combien ce loup⁠ ⁠? demande-t-il à un de ces filous. − Dix oboles⁠ ⁠!⁠ ⁠» Au moment où le brave client tend son argent, le roublard précise qu’il parlait en oboles d’Égine⁠ ⁠; la monnaie, en revanche, il la rendra en oboles athéniennes qui valent moins cher⁠ ⁠! Pour déjouer le nouveau règlement qui interdit d’arro­ser la marchandise, deux compères ont mis au point un numéro parfaitement rôdé. Ils commencent par s’invectiver⁠ ⁠; le ton monte, ils en viennent aux mains. Bientôt, un des comparses fait semblant d’être estourbi, s’écroule par terre et y reste affalé, l’œil aussi torve que celui de ses rougets. Aussitôt, soi-disant pour lui faire reprendre ses esprits, l’autre empoigne une jarre, en laisse cou­ler quelques gouttes sur le visage du gisant et, mine de rien, la déverse tout entière sur l’étal où le poisson qui commençait à faire grise mine se remet à frétiller.

 

Scoop

Périclès coucherait avec sa bru⁠ ⁠! Un mauvais point supplémentaire pour le chef politique dont la cote de popularité est déjà au plus bas depuis quelque temps⁠ ⁠: la guerre contre Sparte s’enlise alors qu’il avait promis un conflit éclair. Voilà maintenant sa vie privée sur la sellette. C’est Stésimbrote de Thasos, ce chroniqueur toujours à l’affût d’histoires scabreuses à colporter sur les personnages en vue, qui a lancé le pavé dans la mare. Du jour au lendemain, les dessous les plus sordides de la vie familiale du prince sont déballés sur la place publique. On découvre que celui qui n’a jamais lésiné pour entreprendre de grands et coûteux travaux d’embellissement dans sa cité met un point d’honneur à ce que rien de superflu ne rentre dans sa maison. Tout y est même calculé au sou près. Une parcimonie qui l’honore, applaudissent certains. La pire des pingreries, oui, grognent ses enfants qui vivent de plus en plus mal la chose. Le chef de famille entretient ses deux fils et leurs épouses, il est vrai, mais il leur distribue les subsides au compte-goutte. Son aîné, Xanthippos, qui ne demanderait qu’à jeter l’argent par les fenêtres, ronge son frein. Sa très jeune bru, frustrée qu’on lui refuse toute fantaisie, est prête à ruer dans les brancards. À quoi bon s’être alliée à une famille aussi en vue que les Alcméonides si c’est pour vivre aussi chichement ⁠? Bref, il règne une ambiance détestable au «⁠ ⁠palais⁠ ⁠», administré d’une main de fer par l’économe Évangélos, bras droit du maître de maison. Tout dérape le jour où Xanthippos, excédé d’en être réduit à quémander comme un gamin, dépêche un esclave pour taper un ami, en faisant croire à ce dernier que c’est Périclès qui l’envoie. Une manière de forcer la main de son père. Sauf que, le jour où l’ami en question vient lui réclamer son dû, non seulement Périclès refuse de le rembourser mais il lui intente un procès. Il cherche la guerre aussi dans sa maison⁠ ⁠? Il l’aura⁠ ⁠! Xanthippos, ulcéré, commence à insinuer que sa jeune épouse a subi les assauts de son beau-père. Ce coup bas va consommer la rupture entre le père et le fils déjà à couteaux tirés. Le jour où Xanthippos sera emporté, à moins de trente ans, par la peste, ils ne seront toujours pas réconciliés. En
attendant, on peut compter sur Stésimbrote pour en faire des gorges chaudes et alimenter la gazette.

 

Calvitie

Les Athéniens prennent grand soin de leur chevelure, apanage de l’homme libre, et se désolent de voir leurs tempes se dégarnir. D’autant plus qu’une tonsure naissante dénonce publiquement le polisson, voire le débauché : on n’a jamais vu un enfant ni un eunuque chauve⁠ ⁠! Il faut avoir connu l’amour pour perdre ses cheveux et, dès lors, les sujets exposés en priorité sont ceux qui sont les plus portés sur le sexe et ses plaisirs. Les traités de médecine hippocratique fournissent l’explication scientifique du phénomène. Pendant le coït, le phlegme, l’une des quatre humeurs qui composent le corps humain, s’agite, s’échauffe dans la tête et brûle la racine des cheveux⁠ ⁠; résultat⁠ ⁠: ils tombent. Gare aussi à l’abus de vin, pareillement réputé pour rendre chauve. Mais on peut fort bien vivre en ascète et se réveiller un beau matin sans un poil sur le caillou⁠ ⁠: il suffit de rêver de l’éclipse d’un astre. Tout bonnement, parce que le rythme de l’univers et le rythme biologique sont en connexion directe et qu’il y a le même rapport entre les astres et le ciel qu’entre les cheveux et la tête.
On ignore à quel vice Eschyle devait la sienne de calvitie mais la légende veut qu’elle lui ait coûté la vie. Le grand dramaturge se trouve en Sicile quand un oracle lui prédit sa mort prochaine, à cause d’un «⁠ ⁠effondrement ⁠». À la date fatidique, le poète, prudent, quitte la ville et ses maisons menaçantes, susceptibles de s’écrouler sur son passage. Il est en rase campagne, tranquillement occupé à lire et à méditer selon sa bonne habitude, quand un aigle passe dans le ciel, tenant entre ses serres, une tortue qu’il vient de capturer. Avisant le crâne du promeneur, lisse comme un gros caillou, il y lâche sa proie pour en briser la carapace avant de la dévorer. Eschyle sera tué sur le coup par cette «⁠ ⁠maison⁠ ⁠» d’écailles.